Paris,
le 4 mars 2007
Paris Tech....Quel pari?
Par Maurice BERNARD(X48)*
La Jaune et
la Rouge a consacré
le thème de son numéro de février à L'Ecole polytechnique. Nombreux auront été, je pense, les
lecteurs à s'en réjouir, tant il est vrai qu'une institution d'enseignement et
de recherche vit, pour une bonne part, à travers la communauté des Anciens. Les
Historiens ont depuis longtemps porté une attention soutenue à l'Ecole,
notamment, à sa fondation par la Convention en 1794, à ses débuts prestigieux,
à son évolution au cours du XIXe siècle. Son histoire récente a été moins
étudiée, alors pourtant que, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale,
l'Ecole s'est profondément transformée, notamment depuis une trentaine
d'années. Le tableau que vient de brosser la Jaune
et la Rouge était donc particulièrement bienvenu. Le présent article
est une réflexion personnelle, limitée à la seule question de Paris Tech, vue essentiellement du point de vue
de la communauté polytechnicienne. En effet l'avenir de l'Ecole polytechnique peut
être affecté profondément par un projet qui, de fait, constitue un pari
considérable.
La
création de Paris Tech
A l'origine de Paris Tech se trouve la création en 1991 du Groupement des écoles d'ingénieurs de Paris dont
l'X, qui n'était plus parisienne depuis 1975, ne faisait pas partie. Cette mise
à l'écart résultait moins de cette circonstance géographique que de la
motivation, plus ou moins explicite, des premières écoles de pouvoir peser
davantage face à Polytechnique. La concurrence internationale n'était pas
encore ce qu'elle est devenue aujourd'hui, mais se concerter pour y faire face,
était déjà la principale raison d'être de ce partenariat. Peu à peu d'autres
écoles se joignent aux premières. L'ensemble qui prend le nom de Paris Tech est aujourd'hui une association de 11
écoles d'ingénieurs, toutes situées dans la région parisienne**. L'Ecole
polytechnique en fait partie depuis août 2001.
Bertrand COLLOMB(X60), l'un des
patrons français les plus respectés, est Président du Comité d’orientation
stratégique de Paris Tech. Dans le N°
de la Jaune et la Rouge de février
dernier il défend ardemment cette construction. Gabriel de NOMAZY, Directeur
général de l'Ecole, de 1998 à 2005, Vice Président exécutif de Paris Tech en est, lui aussi, un ardent
défenseur. Que des voix aussi autorisées appuient vigoureusement ce projet
mérite considération. Ces voix doivent-elles, cependant, nous dissuader
d'analyser attentivement la stratégie sous-jacente?
Le
nouveau marché international de la connaissance.
Les réflexions des premiers
protagonistes de Paris Tech ont très
vite tourné autour de l'émergence de la compétition internationale, de plus en
plus évidente dans le domaine de la connaissance et de l'innovation et sur la
meilleure manière pour les Grandes écoles françaises d'y faire face.
*Maurice
BERNARD, président d'honneur de la Société des Amis de la Bibliothèque de
l'Ecole polytechnique, a dirigé l'enseignement et la recherche à l'X de 1984 à
1990.
**Les
écoles de Paris Tech sont, en dehors
de l’Ecole polytechnique, l’Ecole nationale du génie rural et des eaux et forêts,
l’Ecole nationale des ponts et chaussées, l’Ecole nationale supérieure des arts
et métiers, l’Ecole nationale supérieure de chimie de Paris, l’Ecole nationale
supérieure des mines de Paris, l’Ecole nationale supérieure des
Télécommunications, l’Ecole nationale supérieure des techniques avancées, l’Ecole
supérieure de physique et de chimie de la ville de Paris, l’Institut national agronomique Paris-Grignon et l’Ecole nationale de la statistique
et de l’administration économique.
1
Sans entrer dans le détail d'une
situation internationale complexe et qui diffère selon les disciplines
scientifiques ou techniques considérées, notons que pour les acteurs de l'enseignement
supérieur et de la recherche que sont en France les universités et les Grandes
écoles, ce marché d'un type nouveau où se rencontrent la demande de compétences
et l'offre de connaissances se traduit par une concurrence internationale
croissante. Chaque institution doit attirer les enseignants et les chercheurs
les plus brillants, les meilleurs étudiants et à obtenir les financements les
plus considérables.
Les Grandes écoles françaises
d'ingénieurs ont pris conscience de cet aspect de la mondialisation. En
témoigne l'excellent colloque* organisé par les anciens élèves des Mines, des
Ponts, des Télécoms et des Techniques avancées, qui s'est tenu au Conseil
économique et social, le 11 mars 2005.
Cette concurrence trouve son
expression médiatique dans les classements internationaux qui se sont
multipliés depuis quelques années et qui s'efforcent de comparer entre elles
les universités du monde entier. Les principales caractéristiques des
institutions sont évaluées selon des critères qui se veulent aussi objectifs
que possible : nombre de Prix Nobel parmi les professeurs et les anciens
élèves, notoriété des chercheurs mesurée par les taux de citation des
publications scientifiques, taux d'encadrement, etc. Parmi ces classements
publiés régulièrement, le plus connu d'entre eux a été créé, il y a quelques
années, par le professeur LIU**, chimiste de l'Université Jiao
Tong de Shangaï. Son projet a été soutenu par les
pouvoirs publics chinois qui souhaitaient identifier les universités chinoises
qui avaient le plus de capacités pour progresser et se hisser au niveau
mondial. Ce classement, conçu d'abord dans le cadre d'une politique nationale
ambitieuse de la Chine, est très vite devenu d'usage international, avec un
retentissement d'autant plus grand en France que les meilleures de nos
universités et les plus prestigieuses de nos écoles y figurent à des places
déshonorantes. Qu'on en juge, au dernier classement de l'Université de Shangaï on trouve parmi les 500 meilleures : 45e, Paris VI(Pierre et Marie Curie), 62e, Paris 11(Paris-Sud), 99e,
l'Ecole normale de la rue d'Ulm. L'Ecole
polytechnique est au delà du 200e rang.
Ces mauvais classements s'expliquent
en partie, mais en partie seulement, par certains biais. Par exemple, ne pas
prendre en compte les médailles Fields désavantage l'Ecole normale. Le système
favorise les grosses institutions, donne une trop grande priorité à la
recherche scientifique, ne prend pas bien en compte certains facteurs de
réussite des anciens élèves, etc. Inversement d'autres classements
internationaux qui donnent parfois aux institutions françaises des rangs plus
flatteurs ne sont pas plus objectifs. Ainsi dans un récent classement du Times Higher Education Supplement, l'X doit son rang très favorable à
ce qui est une des faiblesses de l'Ecole, à savoir la trop grande proportion de
ses professeurs qui enseignent à temps partiel!
Ramener une évaluation complexe à un
classement linéaire est simpliste, tout le monde en convient. En revanche ce
qui est essentiel peut se résumer ainsi :
1- ces classements existent ; ils traduisent
la présence d'un marché où se rencontrent une offre et une demande ; ils
impliquent une évaluation permanente,
2- les meilleures institutions
françaises sont, sans contestation possible, assez loin des meilleures
mondiales.
*Les actes des intéressants débats qui ont marqué cette journée
ont été publiés dans "Techniques avancées, la revue de l'Amicale du Génie
maritime et des ingénieurs de l'ENSTA ", N° 71, juin 2005.
**Le professeur LIU a exposé les détails du système de classement
de l'Université de Shangaï, lors d'une présentation
faite à Paris en 2005 par l'ANRT et l'IFRI.
2
La plupart des observateurs sont
aujourd'hui d'accord sur ce constat. Pourtant il est intéressant de noter les
réactions de la majorité des responsables français lorsqu'ils ont, il y a
quelques années, découvert cette réalité. On aurait pu s'attendre à ce que
nombre d'entre eux se posent la question : pourquoi aussi peu de prix Nobel en
France depuis quelques décennies? Pourquoi aucun Polytechnicien n'a obtenu la
moindre médaille Fields? Etc.
La réaction la plus fréquente a
consisté à dire, il faut plus de moyens et, à moyens constants, il
faut être plus gros pour être plus visible. On a même pu entendre récemment
des responsables d'institutions d'enseignement supérieur français dénier tout
intérêt à ces classements internationaux.
La bonne preuve, disaient-ils, réunissons par la pensée la moitié
seulement des étudiants de la Région parisienne avec leurs professeurs, nous
aurons un géant qui, d'après les critères du bon professeur LIU, sera dans les
trois premiers mondiaux, faisant quasiment jeu égal avec Harvard, Stanford ou Cambridge! Sans aller aussi loin mais dans une
logique voisine, nombre de responsables ont mis à la mode les rapprochements
entre institutions.
Avant d'examiner plus avant cette
stratégie d'alliances regardons de plus près la réalité dont sont faits ces
champions qui nous font peur.
Un
modèle international, universel peut-être.
Pour des raisons bien connues du
lecteur, les institutions françaises d'enseignement supérieur, universités et
grandes écoles, sont très différentes
des universités étrangères. Ces dernières, aujourd'hui, sont en fait proches du
modèle américain. Bien que chacune, pour des raisons nationales, historiques et
culturelles, ait ses caractéristiques propres, elles ont en commun quatre
facteurs essentiels.
- 1-
toutes jouissent d'une autonomie, aussi bien stratégique
que tactique, dont les responsables français ont peine à rêver. Cela est vrai
non seulement, par exemple, des grandes universités privées américaines, comme
Harvard ou Stanford, mais aussi des institutions
relevant des Etats, l'Université de Californie par exemple ou Cambridge en
Grande Bretagne. Cette liberté a pour seules limites celles qui découlent du
Droit ou qui résultent de contraintes financières.
- 2
-Toutes sont soumises à une émulation permanente qui conduit
chacune d'entre elles à s'efforcer de :
-recruter les professeurs les plus
prometteurs en recherche et développement,
-attirer les meilleurs étudiants,
-obtenir les financements les plus
importants.
- 3
- Les professeurs habitent souvent à proximité du campus de l'université
où se trouvent leurs laboratoires et où réside la
quasi totalité des étudiants. Entre les uns et les autres les échanges sont
fréquents.
- 4 - Professeurs, chercheurs, étudiants
entretiennent des rapports étroits avec les entreprises que
l'université encourage à se développer près du campus.
De là résultent plusieurs conséquences
importantes.
La concurrence
entre institutions est omniprésente. Elle se traduit de mille
manières. Les différentes "schools", medical, law, electrical engineering,
sont analysées, comparées, classées. Ces évaluations, en général produites par
la société civile, c'est à dire les sociétés savantes et les associations
professionnelles, ont une incidence directe sur les droits d'inscription et les
frais de scolarité que chaque université se croit en mesure de demander. Plus
une institution est réputée, plus l'enseignement y est coûteux. A noter qu'il
existe de nombreuses bourses permettant d'attirer les élèves les plus
prometteurs des classes défavorisées, qu'ils soient américains ou
étrangers. Classements et évaluations
influent sur les
3
rémunérations des enseignants, sur les chances de décrocher des contrats,
etc. La notoriété des différentes institutions est constamment en débat. Elle
n'est en rien garantie. Cette culture de la compétition permanente est
évidemment en harmonie avec l'air du temps, avec la mondialisation accélérée.
Le gouvernement
de chaque institution est l'objet de toutes les attentions : le départ de Larry
SUMMERS comme Président de Harvard a conduit cette prestigieuse université à
dépenser beaucoup d'argent pour rechercher un nouveau président. Récemment CALTECH,
le California Institute of Technology,
a fait de grands efforts pour attirer un président jeune et dynamique, Jean-Lou CHAMEAU,
un français, diplômé de l'Ecole des arts et métiers dont la réussite à Georgia
Tech avait été remarquée.
La liberté
d'action dont dispose une université US lui permet de s'adapter
aux opportunités, de modifier rapidement
l'affectation de ses ressources. L'adaptabilité est une vertu cardinale.
Chaque université entretient des relations de partenariat avec de nombreuses
entreprises, avec des agences régionales ou fédérales, participe au
développement de start up en liaison avec les points
d'excellence de ses propres laboratoires. Dans les limites des lois locales et
fédérales, l'institution exerce une pleine responsabilité, en matière de
salaires des enseignants, par exemple.
Les étudiants
sont d'une grande diversité sociale, raciale, et culturelle. Des jeunes de
milieux fortunés voisinent avec ceux issus des classes défavorisées. Durant
leur cursus les étudiants sont très suivis par leurs professeurs dont ils se
sentent souvent assez proches. Ils sont encouragés et souvent bien préparés à
créer leur propre entreprise dès la fin de leurs études. Quant aux anciens
élèves ils sont l'objet de toutes les sollicitations de la part de
l'institution qui compte massivement sur le mécénat, notamment sur celui des Alumni qui ont le
mieux réussi.
Naturellement l'ensemble du système
universitaire Nord-américain présente des lacunes, des dysfonctionnements.
Certaines universités sont médiocres, d'autres manquent de ressources.
Cependant la structure de l'ensemble se nourrit de la recherche permanente du
progrès. Toute université américaine, même la plus modeste, vise la réussite,
au moins dans un domaine. Et, conséquence logique de la recherche obstinée de
l'excellence, les meilleures d'entre elles sont bonnes au point de dominer
la scène mondiale.
Nos grandes écoles (je n’évoque pas ici les
universités françaises), ne ressemblent en rien à ce schéma : non
seulement parce que leurs dimensions sont limitées mais surtout parce qu’elles
sont plongées depuis toujours dans un environnement et une culture toutes
différentes, que je ne peux développer ici mais qui sont familières au lecteur.
Elles ont leurs mérites, leurs gloires passées, une certaine cohérence avec les
structures traditionnelles de la société française, mais elles sont dépourvues
de la plupart des caractéristiques des grandes universités étrangères dont la
taille n’est qu’un aspect.
La perception
des Grandes écoles françaises.
Les
plus lucides des dirigeants des grandes écoles d'ingénieur ont identifié depuis
longtemps les forces et les faiblesses de notre système. Au niveau des
premières se trouve une sélection rigoureuse, très liée au rôle majeur des
mathématiques. Du coté positif aussi une formation professionnelle solide. Mais
le système globalement conduit aujourd'hui à sur représenter dans les élites
les classes sociales culturellement les plus favorisées. En outre les écoles
françaises, de petite taille, occupent souvent une spécialité très étroite.
Elles sont surtout organisées autour des singularités de la société
française : rôle des corps de la fonction publique, importance de l’Etat,
poids du Centralisme et de l’Egalitarisme, etc. Malgré des progrès
considérables accomplis depuis quelques années, elles restent souvent trop
éloignées
4
du
monde professionnel et trop peu ouvertes sur le plan international. Les classes
préparatoires aux grandes écoles n'ont pas d'analogues à l'étranger et la
visibilité internationale de l'ensemble du système, sauf auprès de cercles très
spécialisés, reste très faible.
Comme
l'absorption pure et simple d'une école par une autre n'est guère concevable
dans le paysage administratif français, la démarche la plus naturelle des
grandes écoles d'ingénieur a été de rechercher la croissance, soit par
rapprochement entre égaux, soit par alliance. C'est ainsi que vers la fin des
années 90, les deux grandes écoles françaises les plus anciennes, l'Ecole des
Ponts et chaussées et l'Ecole des mines de Paris, envisagèrent de fusionner.
L'échec était prévisible. L'opération posait aux deux plus grands corps
techniques de la nation un problème douloureux, mais surtout laquelle de ces
institutions prestigieuses pouvait accepter de voir disparaître au profit de sa
rivale, une culture ayant plus de deux siècles d'existence et de
réussite ?
Aux yeux de
nombre de dirigeants, être visible de l'étranger, suppose donc de devenir assez
gros, au moyen d’alliances, type Paris Tech. L’objectif de la taille l’emporte
sur l’obsession de l’excellence.
Taille, excellence et visibilité.
La
taille d'une institution est évidemment un paramètre à prendre en
considération. Il est vrai que certaines actions exigent un seuil minimum en
deçà duquel celles-ci ne sont pas envisageables. Mais il faut aussi noter que,
dans un grand nombre de circonstances, les forces à mettre en jeu, pour un
résultat donné, croissent comme les masses à mouvoir. Par ailleurs Il faut
veiller à comparer ce qui est comparable.
Mettre l'X en face de Harvard ou de
Cambridge c'est comparer un acteur dans un champ disciplinaire limité, avec des
institutions qui couvrent tous les domaines. A Harvard, par exemple, le medical, le law, le business administration, les social sciences, pèsent très lourd. En revanche
le California Institute of Technology,
qui évolue approximativement dans les mêmes disciplines que l'Ecole
polytechnique, est à peine plus gros : 2200 étudiants, 290 enseignants. Et
CALTECH est régulièrement classé dans les 6 ou 10 meilleures universités
mondiales. CALTECH n'est pas une université aussi ancienne que Harvard aux EU
ou Cambridge en Grande Bretagne, mais elle poursuit avec acharnement, surtout
depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, une politique d'excellence.
En France, au lieu de croire que les
grandes universités américaines sont excellentes parce que riches, on devrait
comprendre qu'elles sont devenues riches parce qu'elles ont réussi à être
excellentes.
La nature exacte de Paris Tech.
Le
regroupement dans Paris Tech de
quelques écoles a pu apparaître au cours des premières années comme une
association d'entre aide mutuelle, un sous-ensemble de la Conférence des Grandes écoles, visant à mutualiser les efforts de
ses adhérents dans certains domaines, notamment à l'international. Plus
précisément dans les domaines où, de façon évidente, les écoles participantes
ont un intérêt commun et ne sont pas en concurrence. Une telle construction ne
soulève aucune réserve, aucune question existentielle. Pour la valider il
suffit de s'assurer que le coût de la "mutualisation" reste faible en
regard des avantages qu'elle procure.
Aujourd'hui
l'ambition de Paris Tech semble toute différente. Le Président Bertrand COLLOMB
est très clair. Dans le N° de février de La Jaune et la Rouge il écrit :
Paris Tech a fait
le choix de construire cette coopération renforcée autour :
-
d'une politique de marque commune et d'une promotion collective, notamment à
l'international
5
;
-
d'une mutualisation de moyens propres, rendue possible par le regroupement
progressif sur trois campus : Paris-Quartier latin, Marne la Vallée, Palaiseau
;
- de
formations d'ingénieur construites sur plusieurs écoles ;
- de
mise en place de masters inter établissements ;
- de
la promotion d'un doctorat labellisé Paris Tech, fortement lié au monde de
l'entreprise et des services.
A ce niveau d'intégration il faut se
poser au moins deux types de questions :
1 - Quelle valeur ajoutée peut résulter d'un
rassemblement aussi divers en terme de disciplines ? Quelle serait la
logique d’enseignements aussi dispersés géographiquement et culturellement?
Comment la perspective de suivre des cours éclatés entre plusieurs sites aussi
étrangers l'un à l'autre éveillerait-elle l'intérêt des meilleurs candidats
indien, chinois ou brésilien que l'on cherche à attirer? De plus si cette
logique d’intégration devait réussir, elle rendrait invisibles les diplômes propres
à chaque école. Combien de temps faudrait-t-il alors pour que la thèse Paris
Tech fasse sens dans les milieux scientifiques internationaux?
2- le Bien
commun à une telle communauté pourrait-il être assez fort pour l'emporter
sur les inévitables divergences d'intérêts des diverses parties? Quelle âme finalement habiterait-elle
un jour une telle structure?
Cette construction recèle d'ailleurs
une contradiction fondamentale. Si aujourd'hui les Grandes écoles françaises
d'ingénieurs forment des jeunes très appréciés sur le marché national et
international, c'est en partie grâce à la concurrence qui a toujours existé
entre elles pour attirer, par le concours d'entrée traditionnel, les meilleurs taupins.
Le développement du marché de la connaissance ne peut que renforcer cette concurrence
bénéfique entre les grandes écoles françaises.
Un certain scepticisme.
Réaliser
une telle fédération, c'est-à-dire mettre en œuvre des synergies capables de
l’emporter sur les forces centrifuges, suscite un certain scepticisme. A ma
connaissance aucune construction analogue n’a jamais vu le jour qui serait un
exemple à méditer. En France plusieurs institutions d’enseignement supérieur
ont des caractéristiques qui auraient pu les encourager à se rapprocher :
tutelles communes, complémentarités, images voisines. Ces institutions n’ont
pas réussi à aller au delà d’une simple coopération, celle par exemple
relatives aux banques de notes alimentant les concours d’entrée. Un rapport
récent a montré que la coopération entre les cinq écoles relevant du Ministère
de la Défense n’avaient fait aucun progrès au cours des dernières années. Les
écoles normales supérieures, les écoles des mines, les écoles centrales sont
trois exemples de réseaux qui n’ont pas réellement pris consistance.
Une
préoccupation d’une autre nature se fait jour en matière de relation avec les
entreprises. Paris Tech, comme ses
défenseurs le soulignent à juste titre, ne peut réussir sans solliciter un
effort massif de financement de la part des entreprises, notamment des grandes
entreprises françaises. Une puissante Fondation
Paris Tech est nécessaire et d’ailleurs envisagée. Comment réagiraient les
entreprises devant cette nouvelle fondation alors que celle de l’Ecole
polytechnique, qui vient de fêter ses vingt ans, a fort bien réussi ?
Celle-ci commence à bénéficier, encore timidement, de legs de personnes
privées, essentiellement des anciens élèves. Cette démarche, liée à un
sentiment fort d’attachement à l’X, n’a aucune chance de se produire au profit
d’une nébuleuse incertaine.
La marque et le rêve.
Ce qui décide un
étudiant brillant, un professeur déjà connu, un chercheur renommé à postuler
pour venir dans une institution française, à l’X par exemple, est la
superposition d’éléments objectifs et de considérations subjectives. Les
premiers sont incontournables : coût,
6
rémunération,
logement, perspectives, etc. mais leur analyse par le postulant ne précède pas
le rêve, elle le suit. C’est parce qu’un jeune se sent des ailes et de
l’ambition, c’est parce qu’un professeur ou un chercheur souhaite renouveler
son sujet ou le poursuivre dans un autre contexte qu’il envisage un tel projet.
La naissance du désir est préalable à l’évaluation objective des opportunités.
Si
un jeune Japonais rêve de devenir un Carlos GOHN à quelle école peut-t-il
penser si non l’X? Et si tel génie mathématique en herbe, admirateur d’Augustin
CAUCHY et d’Henri POINCARE, éventuel futur médaille Fields, est tenté par
l’école mathématique française, sera-t-il séduit par Paris Tech ? Le département de mathématiques de Palaiseau
étant devenu invisible, c’est rue d’Ulm qu’il ira !
Le projet d’un jeune de venir faire
ses études dans une institution prestigieuse, en France par exemple, résulte de
la superposition d’un rêve et d’un choix rationnel. Cette attirance se
rapproche de celle qu’inspire un produit de luxe et amène à la logique de la
marque. Veut-on au lieu de développer l’image incontestablement positive fondée
sur le passé et le présent de l’X l’abandonner au profit d’une autre, encore
incertaine? Il n’y a pas de place pour deux rêves. Miser sur Paris Tech c’est mettre en avant l’image
de Paris, certes prestigieuse, mais d’une autre nature… le Louvre…la Tour
Eiffel. Peut-être serait-il avisé de demander conseil aux Grands du luxe,
souvent français, qui gèrent avec une extrême habileté des marques anciennes
devenues légendaires.
Le seul nom de Paris Tech, dit-on,
est déjà attractif à Singapour ou à Shangaï.
J’aimerai être sûr que nos postulants ne sont pas ceux qui n’ont pas trouvé de
place dans les universités américaines!
*
L’ambition qui anime les porteurs du
projet Paris Tech est légitime. Elle montre l’envie de nombreux dirigeants de
ne pas se résigner à gérer une situation héritée du passé et que secoue durement
la mondialisation. On ne peut que se réjouir de les voir réagir avec
détermination et rechercher des solutions.
Les écoles de commerce et de gestion
françaises ont affronté l’ouverture internationale et la concurrence des
modèles d’enseignement anglo-saxons, bien avant les écoles d’ingénieurs. Elles
y ont remarquablement répondu. Aujourd’hui, dans le classement européen des
meilleures écoles de commerce, sept sur dix sont françaises et HEC tient la
tête en Europe depuis plusieurs années. Leur stratégie devrait être analysée
soigneusement.
Cet article avait pour objectif de
montrer que Paris Tech qui constitue
un enjeu de taille est, en fait, un pari qui comporte des risques
considérables. Non seulement pour les onze écoles qui le portent mais encore
pour l’avenir même de l’Ecole polytechnique. Mon propos n’est pas de susciter
une polémique mais de mettre en avant des éléments de réflexion et d’encourager
un débat essentiel pour la communauté polytechnicienne et important pour la
nation.
7